Chronique

La femme sous le niqab

On a beaucoup parlé d’elle avec la polémique sur le niqab lancée par Stephen Harper. Mais elle, femme sans visage par qui le « scandale » est arrivé, ne disait rien.

Pour la première fois, Zunera Ishaq, la femme au cœur de la controverse, a pris elle-même la plume dans une lettre très intéressante publiée dans le Toronto Star, lundi.

« Je suis une mère. Je suis une universitaire », écrit celle qui se présente d’emblée comme une femme engagée et une mère aimante, qui fait du bénévolat dans un refuge pour femmes et adore jouer dans la neige avec ses garçons.

« Je porte aussi un niqab », ajoute-t-elle. « Et selon mon premier ministre, c’est tout ce que vous avez besoin de savoir à mon sujet pour savoir que je suis opprimée. »

Zunera Ishaq explique qu’elle porte pourtant le niqab par choix. Au grand dam de gens qui voudraient lui dicter son mode de vie. Au grand dam de membres de sa propre famille qui lui ont demandé de l’enlever. « Je leur ai dit que je préfère penser par moi-même. »

Voilà ce qui la pousse, dit-elle, à revendiquer le droit de porter un voile intégral lors de sa cérémonie de prestation de serment pour recevoir la citoyenneté canadienne. Même si ça déplaît à un certain Stephen Harper déguisé, le temps d’une polémique très rentable politiquement, en grand défenseur des droits des femmes. Le même Stephen Harper qui, rappelons-le, refuse obstinément de déclencher une commission d’enquête sur les 1200 femmes (sans niqab) autochtones disparues ou assassinées au pays. Comme s’il se disait : « La disparition de 1200 femmes autochtones… bof ! Mais l’apparition d’une seule femme en niqab, quelle aubaine ! »

***

Le discours de Zunera Ishaq fait écho à ce que nous disent des études sur le port du niqab en Occident. Nous ne sommes pas exactement en Arabie saoudite. Ici, les rares femmes qui portent le voile intégral peuvent le faire par choix, quoi qu’on en pense.

Cela ne change rien à mon aversion personnelle pour le niqab, qui reste, à mon sens, un symbole d’aliénation féminine. Les femmes, dont on scrute plus souvent la tenue que les hommes, devraient être libres de s’habiller ou de se déshabiller comme elles l’entendent, bien sûr. Mais certains reculs travestis en avancées féministes me laissent perplexe.

Ce qui me dérange, ce n’est pas le vêtement ou l’absence de vêtements, mais le détournement de discours qu’il trahit.

Cela vaut autant pour la « burqa de chair », dixit Nelly Arcan – les diktats occidentaux embrassés « librement » par des femmes –, que pour la burqa traditionnelle ou le niqab.

Je suis tout aussi troublée par le retour en force du stéréotype de la femme-objet siliconée, vendu comme un symbole d’émancipation, qu’avec un mouvement musulman radical minoritaire qui veut nous faire croire qu’il n’y a rien de plus libérateur pour une femme que de disparaître sous un voile qui ne laisse voir que les yeux. Je suis tout aussi perplexe devant le choix des Femen qui se mettent nues, à la demande d’un macho, au nom d’un « nouveau féminisme » que devant celui d’une Zunera Ishaq qui se couvre de la tête aux pieds en disant que c’est une façon pour elle de prendre le pouvoir. Cinquante ans de luttes féministes pour en arriver là, vraiment ?

Dans les deux cas, je respecte le choix de s’habiller ou de se déshabiller. Mais je crois que l’on a aussi le droit de critiquer le discours qui sous-tend ce choix. Dire à ces femmes « retournez dans votre pays » – comme l’a fait le député conservateur Larry Miller, avant de s’excuser, hier – n’est évidemment pas ce que j’entends par « critiquer ».

***

Il se trouve maintenant des gens qui, dans la foulée de cette polémique, réclament carrément de bannir le niqab et la burqa au Canada. C’est le cas du Congrès musulman canadien, qui voit là des symboles « médiévaux » et « misogynes » d’extrémisme qui n’ont rien à voir avec l’islam.

Je conçois que le voile intégral, parce qu’il entrave la communication, soit incompatible avec certaines fonctions publiques. Je conçois aussi qu’il n’est pas déraisonnable de demander à une nouvelle citoyenne de l’enlever le temps de sa cérémonie de prestation de serment. De là à interdire le niqab – déjà pratiquement absent – de l’espace public, il y a un pas…

Ceux qui croient que l’interdiction pure et simple est la voie à suivre gagneraient à voir le documentaire Niqab hors la loi, de la sociologue Agnès De Féo, qui montre l’effet que la loi anti-niqab, entrée en vigueur en 2011, a eu en France. La polémique déclenchée par Nicolas Sarkozy a entraîné les Français dans une dangereuse spirale où un extrême en appelle un autre. On a stigmatisé toute une population. On a rendu le discours du Front national respectable. On a donné des munitions à des radicaux, toujours prêts à instrumentaliser l’islamophobie.

Loin d’inciter des Françaises à abandonner le voile intégral, l’interdiction n’a fait qu’en accroître l’attrait, notamment auprès de jeunes femmes catholiques qui ont décidé de se convertir à l’islam et qui se font maintenant crier dans la rue de « retourner dans leur pays »…

« S’il n’y avait pas eu cette polémique, je ne l’aurais pas porté. Je n’y pensais même pas », dira une jeune femme. « Merci, Sarkozy ! »

Non seulement la loi anti-niqab n’a-t-elle rien réglé, mais elle semble avoir créé un effet boomerang. Et vive le féminisme !

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.